dimanche 23 novembre 2014

Jane, en amont des Pleureuses - II

Jane était rentrée d’un pas vif et nerveux, mais son esprit était resté aux rapides. Les Pleureuses  … La conscience toujours un peu de travers, flottant au-dessus du réel, elle errât dans la légende, jusqu’à l’origine de ce nom. 

On raconte qu’il y a longtemps, vivait un jeune homme à la beauté et la vigueur taillée à même la vie boréale. Certains le disaient anishnaabe, mais ce détail, aussi peu certain qu’important, pourrait très bien avoir été ajouté en raison de l’exotisme du personnage et de son histoire. La légende ne ment pas. Ceci-dit, elle ne se laisse pas contraindre par l’arrogance de la vérité. Arrivé dans les environs tôt au printemps, le jeune homme s’était installé près des Rapides, disant qu’il en appréciait la voix. Comme il se contentait de réponses évasives lorsqu’on lui demandait son nom, il fallut quelques années à l’usage pour se fixer sur celui de Blèze. 

C’était bien avant la construction de la petite église de bois qui trônerait plus tard au milieu du village. On se réunissait à l’époque dans une petite chapelle aménagée sur la terre à Bélanger qui avait reçu la permission d’officier le dimanche entre les visites annuelles de l’Évêque de Bytown. Ce dernier entérinait en bloc les sacrements prononcés en l’absence d’un véritable curé. Blèze n’assistait jamais à ces célébrations. En contrepartie, il fréquentait assidument les veillées où les danses offraient des occasions de proximités forts convoitées. Ces veillées constituaient un véritable système de rituels parallèles où se braconnaient des espaces de libertés faisant contrepoids à la lourdeur de l’office officiel. Le choix ontologique de Blèze à la faveur des reels et au détriment de l’eucharistie n’était pas sans faire jaser. Mais la désapprobation n’était que de surface, puisqu’à peu près tout le monde appréciait la chaleur du jeune homme et certains, surtout parmi les jeunes filles, lui enviait sa désinvolture.

Blèze aimait entretenir cette distance en équilibre fragile entre la chaleur et le respect. Cependant, il lui arrivait parfois de prendre un peu de liberté au risque de bousculer, volontairement, les règles de ce jeu délicat. Un jour que l’Évêque en personne officiait, on entendit un reel de violon, jusqu’alors inconnu et aussi endiablé qu’inapproprié, venir faire violence à l’homélie qui, justement, mettait en garde contre le manque d’assiduité dans la fréquentation de l’Église. Furieux, l’Évêque quittât l’hôtel pour se précipiter à la porte qu’il ouvrit avec un fracas qu’il voulait chargé d’autorité. S’il réussit à arracher un sourire chez quelques rares jeunes parmi les plus mal entêtés, le spectacle qu’offrait Blèze généra un sentiment qui dépassait le malaise. Ivre mort, le jeune homme jouait frénétiquement en dansant autour d’une brebis égorgée dont la gueule était négligemment flaquée d’une bouteille d’eau de vie. L’Évêque traduisit et couvrit en même temps la peur de l’assemblée par un cri auquel répondit Blèze fort étrangement. Il cessât de jouer et de danser. Immobile, il fixait l’Évêque en s’inclinant lentement sans le quitter de ses grands yeux noirs. La scène s’étirait et quelques-uns se rassuraient à l’idée réconfortante de voir le jeune homme s’incliner ainsi. Or, à ras le sol, Blèze arrachât la bouteille de la gueule de la brebis pour la porter à la sienne et, se redressant raide comme une barre, fini de la vider d’un trait avant de reprendre son étrange spectacle. On refermât prestement la porte derrière laquelle se postèrent nerveusement Bélanger et son aide de champs. L’Évêque condamnât la scène avec une telle violence que les gens marquèrent l’ampleur de l’événement de la seule façon digne de la créativité des mœurs vernaculaires : le Reel de l’Excommunié venait de naître.

À suivre...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire