dimanche 16 novembre 2014

Jane, en amont des Pleureuses - I

Jane vivait un peu en retrait, près de la Grande Rivière, juste en amont des Rapides des Pleureuses. Ce jour-là, elle était particulièrement de bonne humeur, à tel point qu’en milieu de matinée, elle avait défait le deuxième bouton du haut de sa blouse d’ouvrage. Liberté qu’elle s’offrait à elle-même puisque personne n’était là pour en apprécier la promesse. C’était une amoureuse, une amoureuse quelque peu malmenée qui résistait joyeusement de tout son être et dans tout son rapport au monde. 

Elle aimait la fraîcheur de l’automne, surtout la sérénité qui s’installait après la frénésie de l’été. Bientôt, la démesure boréale allait mettre sa robe blanche pour une nuit de noce de six mois. Elle appréciait les tâches tranquilles de cette période, parmi lesquels celle de « finir son séchage ». Jane connaissait les plantes, leurs vertus nutritives, aromatiques et médicinales. Des Pâques à la Toussaints, elle en accumulait de grandes quantités qu’elle avait maintenant tout le loisir de finir de préparer, classer et entreposer. Bien qu’il ne fût pas rare que l’on aille la consulter, l’usage était de la redouter. 

Son mari parti au campe, elle passerait l’hiver à chauffer le poêle, s’occuper des enfants, des animaux, à reprendre le dessus sur sa couture et à s’offrir quelques veillées au vin de bleuets. Le vin de bleuets faisait partie de ces choses qu’elle pouvait savourer pleinement à l’occasion de sa quasi solitude hivernale. Son mari ne lui interdisait pas, mais même tue, sa désapprobation sans conviction empesantissait l’atmosphère et gâchait mollement le plaisir d’un petit verre à la brunante. Elle ne le haïssait pas activement, pas plus qu’il ne s’activait à se faire haïr, mais elle ne l’aimait pas passionnément, pas plus qu’il ne se passionnait pour grand chose. Il n’était ni méchant, ni intéressant. Il était simplement là, ou pas, et détonnait, quand il y était, avec la vigueur de Jane.

Déjà à 35 ans, rien qu’en ramassant des racines et des champignons, elle faisait parler d’elle, même si peu de gens lui parlait. Ce qui se préparait allait la propulser pour de bon dans la légende.

C’était un de ces beau jour de lumière de janvier quand l’or du soleil se dépose en petites goutes sur la neige éclatante, comme une explosion tranquille de bleu, blanc, jaune et de silence. Ce silence d’hiver ensoleillé qu’elle aimait tant. Bien évidemment, les oiseaux et les insectes préfèrent chanter quand il fait chaud, mais il y avait autre chose. Quelque chose que Jane ne s’expliquait pas complètement. Sûrement la neige. Soit elle absorbait les sons qui devenaient plus moelleux, plus enrobant, soit elle calmait le regard au point de permettre d’être attentif… autrement, plus … densément. Jane faisait le tour de sa ligne de collets. Évidemment, qui a la finesse de savoir récolter les plantes a celle de savoir récolter bien d’autres choses. Elle en était à son troisième pécan quand les Rapides des Pleureuses commencèrent à s’annoncer par leur bruit d’humidité qui s’exclame. Elle pressa légèrement le pas, toujours heureuse de s’y reposer en mangeant, bercée par l’incessant chant de force des rapides.

Elle y terminait sa beurrée à la mélasse quand un mouvement inhabituel attirât son regard du côté des rapides. Elle était stupéfaite. Un jeune homme se tenait sur une roche dépassant à peine l’écume des rapides, comme flottant au milieu de ceux-ci. Faisant dos à Jane, le jeune homme était nu, musculairement et tendrement nu. Il tournât la tête et ses beaux grands yeux noirs, profonds comme l’origine du monde, fixèrent ceux de Jane pendant un instant infime qui s’éternisât le temps de foudroyer la jeune femme. Avec grâce et agilité, il s’élança en un improbable plongeon dans l’eau aussi glacée que tumultueuse. 

Jane était doublement choquée. D’abord sous le choc du troublant spectacle d’un jeune homme qui plonge joyeusement vers une mort certaine. C’était impossible, mais elle savait ce qu’elle avait vu. Choquée aussi par le sentiment qui l’habitait, suspendue qu’elle était par l’érotisme de la scène. Tant de vie négligemment consommée sans prix, entre la bravade et la jouissance.  La chaleur de ce corps nu plongeant dans l’humidité de cette force glaciale créait des remous jusqu’au plus profond de son ventre. Comme si elle avait plongé avec lui. Elle aurait voulue plonger avec lui dans l’eau des Pleureuses.

À suivre...

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